Se faire partenaire, accueillir le singulier : des praticiens témoignent de la façon dont ils opèrent.
Présentation :
Ce numéro composite témoigne de la vivacité de la psychanalyse en région normande. Y est sensible l’attention des praticiens portée à la singularité de ceux qu’ils reçoivent. Brancher la parole vivante sur un corps mortifié, soutenir un fragile sentiment de la vie, faire une place au désir, accueillir des inventions aussi insolites soient-elles, autant de façons de se faire partenaire. Les textes de deux invitées en Normandie, celui d’Anaëlle Lebovitz-Quenehen qui distingue finement l’injure de l’insulte et celui de Laura Sokolowsky, qui démontre comment Freud soulignait la spécificité de la psychanalyse quant à la psychothérapie, enrichissent notre bulletin.
Points forts ; Mots-clés :
- Jouissance
- Dire
- Parole
- Singularité
Sommaire :
Liminaire, Marie Izard & Nadine Michel
Le mot de…
L’insulte : premier et dernier mot du dialogue, Anaëlle Lebovits-Quenehen
Langage et jouissance
Discours, champ de la jouissance et sexualité : quel rapport ?, Marie-Hélène Doguet-Dziomba
Les maladies de la mentalité et les maladies de l’Autre, Jean-Louis Woerlé
Une archéologie du réel, Sébastien Ponnou
Singularité subjective et stratégie de l’intervention
Le silence de Justine, Sophie Tirard
Un camion dans l’oasis, Jean-Yves Vitrouil
Valentin, Nathalie Herbulot
L’enfant, entre désir et jouissance
L’enfant de la PMA, quel désir ?, Héloïse Dupont
Vouloir ou ne pas vouloir un enfant ? De l’une … à l’autre ; abandon et adoption, Laurence Morel
Kevin – un enfant en pièces détachées, Zoé Deveaud
Kiosque
Édouard Louis, écrire la violence, Lydie Lemercier-Gemptel
Sur le champ
Psychanalyse versus psychothérapie, Laura Sokolowsky
Discussion
Traumatisme sexuel et silence. De la cession subjective, Christelle Pollefoort
LIMINAIRE :
Le numéro 79 est un ensemble composite, dense, riche, à l’image de notre ACF. Merci à Nadine Michel et à son équipe pour leur collaboration et volonté de transmission tout au long de ce numéro.
Des praticiens nous proposent des textes issus de leur clinique. Y est particulièrement sensible leur attention à la singularité du sujet. À chacun son style, avec un point de visée commun : le réel. Langage, parole et jouissance sont au cœur des textes.
Il s’agit, dans un cas, de brancher la parole vivante sur un corps mortifié par la jouissance, de mettre en fonction la parole, l’usage du langage dans son rapport à la jouissance pour permettre l’instauration d’un nouvel ordre de la vie. C’est le travail mené par Sophie Tirard.
Jean-Yves Vitrouil démontre comment l’accueil de la parole, dans l’urgence, permet que soit maintenu un fragile sentiment de vie.
Anaëlle Lebovits-Quenehen plante le décor et nous invite à distinguer finement l’injure de l’insulte : « L’insulte détachée de ses adhérences agressives nous donne ainsi une excellente idée de ce qu’est le sinthome comme percussion du corps par le signifiant. » Les mots entendus dans la prime enfance ont la force de la frappe de l’insulte. Voilà une indication majeure, qui enrichit la manière dont Lacan approche lalangue. Nous y devinons la force et la violence de ces mots qui percutent, et à l’occasion, blessent.
Le texte de Lydie Lemercier-Gemptel à propos d’Eddy Bellegueule résonne avec celui d’Anaëlle Lebovits-Quenehen, il en est même l’exacte illustration.
Un enfant peut être coincé entre désir et jouissance : une écoute attentive, permettra de décompacter le « vouloir un enfant ». Comme le souligne si justement l’auteure de ce texte, Laurence Morel, il y a le vouloir comme exigence non dialectisable, qui est à situer du côté de la jouissance et de la férocité du surmoi, et le vouloir qui laisse la place au désir, au manque.
Héloïse Dupont décline une clinique de l’Unheimlich : « Cette inquiétante étrangeté du rapport à l’image de soi résonne comme une allégorie de l’impossible du rapport sexuel1. »
Le cas de Kévin, déployé par Zoé Deveaud, illustre aussi la clinique sous transfert. Zoé soutient les inventions et trouvailles de ce jeune garçon, faites de doublements et dédoublements dont elle nous précise les divers aspects. Accueillir ces inventions permet une certaine pacification.
Valentin, qui a eu la chance de rencontrer Nathalie Herbulot, est quant à lui préservé d’un rejet radical. « Il s’agit d’accueillir, de faire circuler, faire entendre la parole de chacun pour permettre la rencontre ».
Marie-Hélène Doguet-Dziomba explore le lien inédit qui structure l’expérience analytique. C’est le discours du psychanalyste articulé par Lacan comme un discours, dans les années 70 : un mode de rapport nouveau fondé de ce qui fonctionne comme parole. « Le lien entre ceux qui parlent et ceux qui se reproduisent ou pas, suppose un appareil langagier qui est appareil de jouissance. Cet appareil du discours mobilise la fonction de l’écriture. Lacan opère une distinction entre lecture et écriture ». Passant par les quatre discours, M.-H. Doguet-Dziomba relève que le discours analytique permet un déplacement, elle en souligne les effets : « c’est un point majeur pour tous ceux qui travaillent en institution, c’est là l’orientation précise et déterminée, de la respiration, un type d’affect dont le discours analytique peut permettre l’émergence à partir d’un déplacement – l’amour, le vide subjectif, l’effet zen (si l’on peut dire) comme effet subversif d’un déplacement de discours. »
La psychanalyse, Sébastien Ponnou en fait une archéologie dans un texte serré. L’expérience analytique consiste en un épurement qui conduit l’analysant au réel auquel il a affaire.
Jean-Louis Woerlé construit son texte à partir de l’opposition posée par Jacques-Alain Miller entre maladie de la mentalité et maladie de l’Autre. Des présentations de malades, menées par Lacan, riches et singulières, éclairent son propos.
Nous remercions Laura Sokolowsky d’avoir accepté la publication de la conférence qu’elle a prononcée à Rouen le 25 Mars 2022, dans le cadre de l’Antenne clinique. Elle nous introduit au refus fondamental de Freud quant à un éventuel glissement, voire une assimilation de la psychanalyse à la psychothérapie. Son texte, précieux, nous invite à ne pas baisser la garde, car c’est, dès son invention, que la tentative de nier la spécificité de la psychanalyse a surgi !
Très actuel, le texte de Christelle Pollefoort insiste sur la distinction à opérer entre « céder et consentir ». Avec beaucoup de subtilité, l’auteure extrait quelques perles issues du texte de Christine Angot.
« Parler n’est pas dire et dire n’est pas se dire2. » Lacan, par son retour à Freud, s’est consacré à restituer aux analystes le dire de Freud, à partir de l’expérience. Jacques-Alain Miller, à son tour, fait exister le dire de Lacan. Ainsi, la vérité des dits de l’analysant est nouée aux dires de Freud et de Lacan. Chacun a contribué à faire exister le réel de la psychanalyse.
Nous avons choisi comme illustration de ce numéro 79, une huile sur toile du XVIe siècle, propriété du musée d’Art et d’Histoire de la ville d’Évreux. Il s’agit de « Scène de Carnaval » d’un peintre anonyme de l’école flamande. Il y a quelques années, une école de Samba de Salvador au Brésil, avait choisi comme thème de carnaval : Lacan. Il était même possible d’acheter des tee shirts à l’effigie de l’événement. C’est dire l’impact des enseignements de Freud puis de Lacan sur la dimension du langage et de la parole, dans le monde. Jamais on n’aura tant mis en exergue son importance dans les relations humaines, avec toutefois le risque de dérive du tout dire, la tyrannie du tout dire.
« Qu’on dise reste oublié dans ce qui se dit et ce qui s’entend3. » Par cette phrase, Lacan articule le dit et le dire, le dit de l’énoncé se situant du côté d’une valeur de vérité, avec l’effet-masque du symptôme, alors que le dire, par l’énonciation, convoque l’existence du réel. Dans L’Hebdo-Blog n°64 du 13 mars 2016, Philippe La Sagna fait valoir : « D’écouter, les analystes sont passés à entendre (…) Lacan souligne que ce qui est dit n’existe que dans l’entendu et que cela implique qu’il y ait un cache, un lieu où on oublie de dire et que fomente l’entendre4 ».
Marie Izard et Nadine Michel
Notes :
1 Adam J., « De l’inquiétante étrangeté chez Freud et chez Lacan », Champ lacanien, 2011/2 n°10, p. 201-207.
2 Grasser Y. ; « Laisser le corps se dire », La Cause du désir, n° 86, mars 2014, p. 147.
3 Lacan J., « L’Étourdit » (1972), Autres Écrits, Paris, Seuil, coll Champ Freudien, 2001, p. 449.
4 La Sagna P., « Ce qui a fait événement avec l’étourdit », L’Hebdo-Blog, n° 64, 13 mars 2016, publication en ligne