La Cause du désir n° 99 – juin 2018 : « Travaille ! »
La question du travail dans le monde contemporain : à partir de la psychanalyse, des ouvertures très originales par rapport aux approches économiques ou sociologiques.
Présentation
Aujourd’hui, les termes “risques psychosociaux” ou “burn-out” nomment une menace de cassure qui plane sur le “matériel humain”. Qu’est-ce que le travail fait aux corps parlants ? qu’en font-ils aussi bien ?
Écoutant quotidiennement des gens exerçant toutes sortes de métiers, les psychanalystes en apprennent long sur les recoins les plus insoupçonnés du “monde du travail”. Cet accès privilégié au rapport intime que les sujets ont avec leur travail éclaire ce maître mot de notre civilisation.
Face à l’impératif aveugle des normes chiffrées, la psychanalyse soutient à l’inverse ce, qui chez un sujet, rend son travail à la fois structurant et vivant. Bien que des siècles de philosophie, d’économie et de sociologie nous précèdent, ce numéro de La Cause du désir atteste d’un abord spécifiquement psychanalytique du travail, d’une grande originalité.
- Des apports théoriques et cliniques sur la place subjective du travail dans le monde contemporain.
- “Les clefs de la psychanalyse”, l’interview de Lacan par L’Express en 1957.
- Deux textes de référence de Jacques-Alain Miller : “Forclusion généralisée” et “L’École, le transfert et le travail”.
- Un dossier d’hommage à Judith Miller, comportant six textes de sa plume.
- Un entretien avec l’artiste Valérie Mréjen, plasticienne, vidéaste, réalisatrice et romancière.
Sommaire
Éditorial
Le matériel humain, Aurélie Pfauwadel
Judith Miller sur le Champ freudien
Hommage
Qu’est-ce que la Fondation du Champ freudien ?
Vive le vent !
La psychanalyse : pourquoi et comment ?
Présentation de la Collection La petite Girafe
La reconquête du Champ freudien
Présentation de La Séance analytique
Archives Lacan
Les clés de la psychanalyse, Jacques Lacan
L’entretien de Lacan de mai 1957 et son actualité, Laura Sokolowsky
Qu’est-ce que travailler ?
Érotique du travail, Marie-Hélène Brousse
Travaille !
Se vendre (sur le marché du travail), Gilles Chatenay
Malaise chez les soignants, Marie-Hélène Doguet-Dziomba
L’usage du travail, Anne Ganivet-Poumellec
L’analyse : un travail de civilisation, Armand Zaloszyc
Travailler et être travaillé, Anaëlle Lebovits-Quenehen
Analysants au travail : quels effets ! (vu sur YouTube), Élisabeth Marion
Lire Lacan
Extrait, Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Jacques Lacan
Renoncement(s) aux plaisirs. Avec Pascal, Lacan, Russell et Rohmer, Jeanne Joucla
Du bon usage de la vie de loisir, Philippe Lacadée
Travail de passe
Travail et transmission dans la passe, Hélène Bonnaud
Le travail des AE
Mon travail d’AE. Que l’écho dure, Daniel Pasqualin
Lève-toi et marche !, Véronique Voruz
L’inconscient, ce “travailleur idéal”, Dalila Arpin
Premiers témoignages
“La première”, Clotilde Leguil
Peine d’or, Maria Josefina Sota Fuentes
Combats et controverses. Histoires de psychanalyse
Travailler en dormant, Élise Clément
La psychanalyse au XXIe siècle
Présentation, Pascale Fari
Après-coup de Barcelone
Forclusion généralisée, Jacques-Alain Miller
Le transfert de travail
L’école, le transfert et le travail, Jacques-Alain Miller
Une œuvre
Jeff Koons, une pratique sans valeur, Yves Depelsenaire
Clinique
À plusieurs, Sophie Lecocq-Simon
Perdre plus pour gagner plus, Pénélope Fay
“Je ne veux pas travailler”, Alice Ha Pham
Se forger une éthique de travail, Valeria Sommer-Dupont
Rencontre avec Valérie Mréjen
Travaillée par le souvenir, propos recueillis par Anaëlle Lebovits-Quenehen
Le monde comme il ne va pas
Le self made man : “un étalon de la mesure du réel”, Jean-Charles Troadec
Extras
Derrida et Lacan : une rencontre manquée ?, Domenico Consenza
Lolita : les deux faces du fantasme, Marie-Christine Baillehache
Brèves de divan
Pierre Stréliski ; Gustavo Freda ; Beatriz Gonzalez-Renou ; Omaïra Meseguer ; Guillaume Libert ; Fouzia Taouzari
La pause du désir
Lewis Hine, un regard sur l’injustice, Léonor Matet
ÉDITORIAL
Le matériel humain, par Aurélie Pfauwadel
Société de consommation, dit-on. Le matériel humain, comme on l’a énoncé
en un temps – aux applaudissements de certains qui y ont vu de la tendresse.
Jacques Lacan
L’organisation contemporaine du travail s’imprime profondément dans la chair et dans les paroles des homo-economicus que nous sommes. Les psychanalystes entendent quotidiennement ce que le travail fait aux corps parlants et ce qu’ils en font aussi bien. Accueillant une variété bariolée de gens exerçant toutes sortes de métiers, ils en apprennent long sur les recoins les plus insoupçonnés du “monde du travail” – à rendre jaloux n’importe quel sociologue ou économiste de terrain. Ce numéro de La Cause du désir a fait le pari que cet accès privilégié au rapport intime que les sujets entretiennent à leur travail pouvait éclairer ce maître mot de notre civilisation.
En psychanalyse aussi, le terme “travail” appartient à notre clavier conceptuel : du travail du rêve, qui a conduit Freud à inventer la psychanalyse, à la thèse lacanienne de l’inconscient comme “travailleur idéal [1]” qui turbine au service de la jouissance, sans jamais se fatiguer, jusqu’au travail du transfert qui, par amour adressé au savoir, met à la tâche de cerner le chiffre de sa destinée. Il est notable que Lacan, lorsqu’il formalise les différents types de liens sociaux sous la forme des quatre discours, désigne l’une des places comme étant celle du “travail”. Qu’est-ce à dire sinon que dans tout lien social, ça travaille, mais qu’il ne s’agit pas de la même production, ni du même travail, en fonction du discours que ça vient servir ?
Que l’injonction “Travaille !” soit l’impératif par excellence du discours du maître, cela ne date pas d’hier. Mais ce qui est nouveau, ainsi que le souligne Marie-Hélène Brousse dans le formidable entretien qu’elle a offert à lcd, c’est que le capitalisme actuel a “détaché le signifiant-maître travail des deux autres signifiants qui lui étaient liés : famille et patrie”, il a produit “une séparation du travail d’avec les signifiants patriarcaux[2]”. L’armature symbolique qui attachait les sujets à des métiers ou des entreprises, leur procurant reconnaissance narcissique et sociale, solidarités et idéaux collectifs, a été attaquée à l’acide par les conditions modernes du travail. Devenus des unités interchangeables, comme le relève Gilles Chatenay, “Sur ledit marché du travail, nous ne sommes pas des vendeurs de notre force de travail, nous sommes l’objet même des échanges – objet jetable, dès que l’extraction de jouissance se révèle moins juteuse.[3]”
Le concept marxiste d’aliénation – de la chose produite, de l’activité et de soi – synthétisait déjà parfaitement ces phénomènes. Les êtres parlants ont un rapport très spécifique à leurs productions qui engage non seulement leur identification, mais leur investissement libidinal, pointe très finement Marie-Hélène Doguet-Dziomba[4]. La dictature aveugle des normes chiffrées, en touchant à la valeur de notre objet, atteint profondément ce qui rend pour chacun le travail à la fois structurant et vivant.
L’inventivité perverse des méthodes de management pour maximiser la productivité, l’(auto)évaluation permanente, l’angoisse panique du chômage poussent les travailleurs au bout de leurs limites. “Risques psychosociaux” et “burn-out” viennent nommer la menace de cassure qui plane sur le “matériel humain” dès lors que le travail agresse le nouage symptomatique qui amarre un sujet. Élisabeth Marion témoigne à l’inverse, par le biais de vidéos sur YouTube, des effets de trouvaille et de satisfaction dans le rapport à son activité que permet la rencontre avec un analyste[5].
Le symptôme lui-même est un travail : en tant qu’il apprivoise la jouissance sans nom à laquelle chacun a affair[6]. Et l’éthique de la psychanalyse vise à ce que ce labeur du symptôme qui torture initialement le sujet tel le fameux tripalium antique se mue en un savoir y faire vivifiant avec le réel. Aussi avons-nous demandé à quelques AE de nous exposer ce en quoi consiste le travail de passe et comment ils œuvrent à transmettre la psychanalyse via leur lien à l’École. Lacan souhaitait une École de psychanalystes-travailleurs et l’on peut dire en effet que le travail constitue le symptôme collectif de l’École de la Cause freudienne ! – “notre communauté de travail”, comme nous aimons à dire. Dans le texte remarquable “L’École, le transfert, le travail”, Jacques-Alain Miller en déplie pour nous les raisons de structure, en explicitant la notion de “transfert de travail” qu’avait avancée Lacan[7].
Notre École a souhaité justement, à travers sa revue, rendre hommage à Judith Miller, en publiant des textes de sa plume qui portent trace de sa position éthique : elle a su démontrer en acte ce que signifiait “transférer sur son propre travail[8]”, communicatif d’enthousiasme, pour porter le discours analytique dans le monde.
Aurélie Pfauwadel est psychanalyste, AE de l’École de la Cause freudienne.
- Lacan J., “Télévision”, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 518.
- Brousse M.-H., “Érotique du travail”, infra, p. 59.
- Chatenay G., “Se vendre (sur le marché du travail)”, infra, p. 67.
- Cf. Doguet-Dziomba M.-H., “Malaise chez les soignants”, infra, p. 70-74.
- Cf. Marion É., “Analysants au travail : quels effets ! (vu sur YouTube)”, infra, p. 70-74.
- Cf. Miller J.-A., “Forclusion généralisée”, infra, p. 131-135.
- Cf. Miller J.-A., “L’École, le transfert et le travail”, infra, p. 137-152.
- Cf. “Remarque sur la traversée du transfert”, Actes. Revue de l’École de la Cause freudienne, n° 18, juin 1991, p. 19 (version CD-ROM).