ORNICAR ? 55
Les Bas-fonds
s/dir. Jacques-Alain Miller, Christiane Alberti
Thématique/problématique générale de l’ouvrage
« Les bas-fonds », l’expression appelle d’emblée l’imaginaire qui les constitue : l’envers d’une société, sa part maudite réelle ou fantasmée. À l’époque de toutes les ségrégations, quel rapport entretenons-nous avec la part sombre, voire menaçante de l’humanité ? La psychanalyse propose de se déprendre de ce qui fascine dans la pauvreté, le crime, les misérables, etc., pour dénuder le statut de l’objet « rebut ». Ornicar ? 55 cherche à apprendre de la lumière des bas-fonds.
Pourquoi « Les bas-fonds » ? Disons-le d’emblée, un tel titre a de quoi surprendre le lecteur d’Ornicar ? La topographie des profondeurs n’est pas de mise en psychanalyse dès lors qu’on se repère à la structure de langage et à la fonction de la parole. L’inconscient, en effet, n’habite pas le fond de l’âme, ne se confond pas avec le secret ou l’intime, mais s’attrape au contraire à la surface, au ras du discours, dans nos lapsus, nos symptômes, nos manières d’aimer et de jouir. Car il n’y a pas de métalangage, seulement le langage concret que parlent les gens, selon une expression de Lacan que j’affectionne.
Que seraient les bas-fonds sans Les Misérables, qui en ont formé la représentation la plus aboutie ? Décrypter la fabrication d’un tel regard et construire l’histoire de cet imaginaire, c’est ce dont a fait œuvre le regretté Dominique Kalifa avec son livre incontournable Les Bas-fonds. Gueux, mendiants, prostituées, criminels, aliénés, bagnards… à nous conter l’histoire de ces figures réelles ou fantasmées, il donne à entendre qu’elles n’ont jamais cessé de fasciner. C’est aussi un nom d’époque, celle de l’Europe bouleversée du XIXe siècle. Pour autant, les histoires, la vie des hommes dits « infâmes » ont-elles cessé de nous hanter ? Le contexte n’est plus celui des « mystères » de Paris, mais le débat sur les bas-fonds de notre société n’a pas cessé. Simple rémanence sous de nouveaux noms : SDF, invisibles, vies minuscules, etc. ?
Plus la description de la misère humaine est pathétique, plus elle fait vibrer. Comment ne pas apercevoir aujourd’hui qu’il s’agit de regard, d’un regard qui se jouit ?
Les invisibles, les sans-papiers, les sans-domicile-fixe ne sont pas équivalents au peuple des bas-fonds. Et les clichés sordides ou héroïques de l’univers gris des banlieues ne permettent pas davantage d’attraper de façon unitaire l’expérience des marges.
Les bas-fonds d’aujourd’hui sont ceux de la dérision et du cynisme de la jouissance, quand le triomphe des objets a pulvérisé tous les semblants de la modernité.
Les bas-fonds nous concernent. Ils disent qu’au fondement de la réalité sociale, il y a la prise du symbolique qui s’exerce jusqu’au plus intime de l’organisme humain.
Christiane Alberti
Sommaire :
D’une époque sans nom, liminaire par Christiane Alberti
Jacques-Alain Miller
Ce qui ne peut se dire
L’amour du prochain
Aurélie Pfauwadel, L’horrible bête faite pour la nuit
Giacomo Todeschini, L’usure « manifeste », métaphore de « l’infamie de fait »
Julia Peker, Topologie des marges
Francesca Biagi-Chai, Lacenaire, a-temporel
Jean-Pierre Naugrette, Bas-fonds avec spectateur : Londres, 1751-1891
Dominique Corpelet, Une histoire baroque, par Borges
Hervé Castanet, Boulgakov/Staline : lettres étranges
Entretien avec Anne-Emmanuelle Demartini, L’Histoire comme voyage vertical
Gérard Wajcman, Les lumières de la ville
Samuel Lindner, Le suçotement
Niels Adjiman, Suçotement et sexualité : de Lindner à Freud
Virginie Leblanc, Pour un Retour à Baudelaire
Romain Aubé, Cy Twombly avec Roland Barthes
Luc Garcia, La menace est invisible
Philippe Hellebois, Sur un Dictionnaire Apollinaire